Sur les pas de Stevenson autour d'Origny

Sur les pas de Stevenson autour d’Origny-Sainte-Benoîte



Origny-Sainte-Benoîte, sur la voie de transit reliant Saint-Quentin à Vervins, aux confins de l’Aisne.
Une journée d’août, ordinaire, sous un soleil de plomb.
Une bourgade où l’on s’arrête tout au plus pour déjeuner ou s’abreuver.
Le spectacle, loin d’être grandiose, ne provoque pas l’étourdissement, ni ne vous plonge dans l’extase, comme Pétrarque dans l’ascension du Mont Ventoux.
Les brumes à mes pieds ne sont que des nuages de poussière soulevés par des camions tonitruant sur la route de Guise. L’air pourtant, sans ces particules en suspension, aurait pu être léger, le ciel, lumineux et limpide comme en Provence … dommage !
De part et d’autre de la rue centrale interminable, quelques commerces, des auberges accueillant les routiers fatigués, des maisons en briques, dans un alignement monotone.
Sur le pas d’une de ces portes, un individu sur une chaise roulante observe passivement le flot ininterrompu des véhicules cornant à tout rompre.
Un rituel que j’imagine répété chaque jour aux habituelles migrations.
La silhouette ressemble à l’un de ces vieux matelots cloués au port, privés de pêche à l’heure des marées.
L’ombre, du fond de son exil me scrute ; sans doute mon accoutrement de randonneur, à l’heure presque méridienne, l’intrigue …
Qu’allait-t-il faire dans cette galère ? pour aller où ? dans quel but ?
Je me sens suspect tout à coup, fripon pris en flagrant délit d’excentricité dans cette ville sans charme apparent, à l’écart des circuits pittoresques.
Il y a plus d’un siècle déjà, un jeune errant, malingre, tout droit sorti des brumes d’Ecosse débarque à Origny. Robert-Louis Stevenson et William Simpson effectuent un périple d’Anvers à Compiègne, sur les canaux et les rivières du nord. Les deux compères dans leurs canots à voile, " l’Aréthuse et la Cigarette" gratifient les riverains d’un spectacle insolite.
Leur vagabondage est rythmé par les passages aux écluses et les étapes dans de modestes auberges de province. Au fil de l’eau, des paysages au charme hollandais, livrés à la contemplation du futur auteur de l’Ile au Trésor et de son ami.
Mais, au-dessus de la ligne d’horizon, des nuages de mauvais augures s’amoncellent. Un "temps de chien" vient bientôt troubler la "Partie de Campagne" .
"Les pluies incessantes avaient grossi la rivière. De Vadencourt jusqu’à Origny, elle se mit à courir à une vitesse de plus en plus accélérée, reprenant du cœur à chaque mile et se hâtant comme si elle sentait déjà la mer …"
L’Oise qu’ils empruntent, se met à enfler dangereusement. Les panoramas flamands et français défilent vertigineusement. Les frêles esquifs, malmenés comme des fétus de paille, depuis Landrecies, s’emballent.
Malgré tout, les deux canotiers abordent les rives d’Origny, à la nuit tombée et au son des cloches.
"Les belles aventures ne sont pas celles que nous allons chercher au loin."
Le lendemain, le bourg carillonne gaiement à la résurrection du soleil. Un marchand ambulant et mélomane entonne un joli chant de France. Robert-Louis,remis de ses émotions, tisse des liens.
L’étrange équipage attire les badauds, les "sportsmen" du village, les enfants et les jolies "Grâces d’Origny". A l’auberge, l’atmosphère se déride, les expressions provinciales fleurissent, le vin pétille.
Robert-Louis ne veut pas ressembler à ces touristes cultivés et hautains ; il cherche à établir plutôt cette sympathie d’humeur avec les personnages de hasard, de son futur carnet de voyage. Le jeune romancier en herbe, cueille les anecdotes comme un gourmet. La voix est à l’unisson et l’oreille exercée comme le diapason de l’accordeur. Les valeurs du sentiment, plutôt que celles de l’érudition. Je lève l’ancre sur la route asphaltée . Sur ma feuille de route sont inscrits Vendeuil sur les bords de l’Oise et La Fère, ancienne ville de garnison, au bout de l’horizon.
Sur la piste de Stevenson… les jambes légères et le cœur nomade. Je suis en compagnie du voyageur dilettante, de mon barreur d’un jour, mais… on ne refait jamais le même voyage. Je descends la longue rue, en direction de Saint-Quentin. Quelques parterres floraux résolus à égayer l’endroit, puis le relais des routards "A la Bonne Franquette", pour les jours ordinaires. Je passe devant la gare muette ressuscitant pourtant, à l’heure estivale, grâce au train d’intérêt local. "L’Orient-Express" des Saint-Quentinois joyeux, qui ont payé pour voir défiler des paysages jusqu’à Origny, terminus du voyage. Circulez, aventuriers ! il n’y a plus rien à voir, dans cette gare aux vitres crevées, abandonnée à la tyrannie du temps. De l’autre côté du passage à niveau imaginaire, on a troqué les rails pour un sentier pédestre … des petits bonheurs désaffectés et livrés aux silencieux randonneurs. (Parcours du Trail)
"Et je me rappelle l’époque où je hantais moi-même les gares, regardant les uns après les autres les trains apporter leurs chargements d’hommes libres dans la nuit et lisant des noms de terres lointaines sur les horaires avec une indescriptible nostalgie."
Robert-Louis Stevenson, "Canaux et rivières".
Plus loin, j’aborde les imposantes "Sucreries et Distilleries Agricoles" avec, au flanc, le fameux canal de la Sambre à l’Oise emprunté par mes canotiers. "Il n’y avait de pittoresque que les grands ateliers sordides"
Devant moi, tout un univers de minarets picards, de coupoles, de colonnes où d’ordinaire, lors de la campagne d’hiver, les panaches de fumée, à l’odeur nauséabonde, jouent les girouettes. La sirène entame sa longue plainte, l’appel de la prière … Je cherche le village de Thénelles où reposent les guerriers soumis à la règle des "trois huit". Poursuite du circuit des friches industrielles. Alentour, des pylônes, des câbles électriques, des pipelines en suspension, des blocs de béton. Un vieil hangar délabré, aux colonnades imposantes, fait figure de vieux temple égyptien ; les pigeons, haut perchés sur les rebords des fenêtres, y jouent les vestales fidèles.
Je quitte ce "no man’s land" sans regret et m’achemine vers le village quasi désert où seuls le "Poilu" et une vieille grand-mère à l’affût du boulanger ambulant, m’accueillent près du café "Chez Yvette".
Yvette fait semble-t-il relâche. Robert-Louis et William, plus chanceux eux, quittent Origny au milieu de l’allégresse générale ; on acclame de toute part. Les curieux se pressent sur le pont pour assister au départ sur le "fleuve impétueux". Les plus véloces d’entre eux, courent le long de la berge, pour suivre un temps l’équipage, les jeunes filles retroussent leurs robes… et suivent en galopant "L’Aréthuse" et "La Cigarette".
"Les trois Grâces, [ …], furent les dernières à abandonner ; à ce moment celle qui était en tête grimpa sur un tronçon d’arbre et nous envoya un baiser. Diane elle-même, bien que cela relève plutôt de Vénus, n’eût pu faire geste plus joli avec plus d’élégance.
"Revenez !" lança-t-elle.
Et les autres de lui faire écho, et les collines autour d’Origny de répéter aussi :
"Revenez !"
Mais la rivière fit un coude dans un scintillement et nous restâmes seuls au milieu des arbres verts et de l’eau courante. Revenez ? On ne revient pas, mesdemoiselles, quand on est emporté par le fleuve impétueux de la vie."